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Collection « Essais »

Onze figures tragiques des lettres féminines
Nohad Salameh
216 pages, 15 x 21 cm, broché
ISBN 978-2-87317-498-9
22 €, 2017
Commande : https://www.exhibitionsinternational.be/documents/catalog/9782873174989.xml

Emily Dickinson, Else Lasker-Schüller, Renée Vivien, Nelly Sachs, Marina Ttsvetaïeva, Edith Södergran, Milena Jesenskà, Annemarie Schwarzenbach, Unica Zürn, Ingeborg Bachmann, Sylvia Plath : onze femmes de génie qui payèrent de leur vie leur parcours intrépide à travers le siècle. Ces insoumises des lettres donnèrent le jour, au plus noir de leur nuit, à des œuvres destinées à bouleverser le visage de la modernité. Certaines, accablées d’outrages ou d’indifférence, firent le choix de mourir en pleine jeunesse ; d’autres se livrèrent à la drogue, l’alcool, le sexe comme on se jette d’un pont dans la rivière. Toutes eurent en commun le refus, la révolte, la volonté d’exister à l’envers des conventions.

Nohad Salameh, née à Baalbek (Liban), est l’une des voix marquantes de la francophonie. De son père, poète de langue arabe, elle a hérité du goût des mots et d’une approche vivante des symboles. Établie à Paris depuis son mariage avec l’écrivain français Marc Alyn en 1989, elle a fait paraître une douzaine de recueils couronnés par le Prix Louise-Labé en 1988 pour L’Autre Écriture, le Grand Prix de Poésie d’automne de la société des gens de lettres en 2007 et le Prix Paul Verlaine de l’Académie française en 2013 pour D’Autres annonciations qui regroupe un choix de ses poèmes (1980-2012). Quant au Livre de Lilith (2016), dédié à Nadja, Camille Claudel et aux « captives d’alzheimer », il constitue une approche neuve de la condition féminine. En 2014, un Fonds Nohad Salameh a été créé au Liban, au centre patrimonial Phénix de l’université Saint-Esprit de Kaslik. Officier dans l’ordre des Palmes académiques (2002), elle est membre du jury du Prix Louise Labé depuis 1990. Ses poèmes ont été traduits en arabe, espagnol, roumain et serbe.

COMPTES RENDUS :

Angèle Paoli
Femmes sous la signe de l’apocalypse

— http://terresdefemmes.blogs.com/mon_weblog/2017/12/nohad-salameh-marcheuses-au-bord-du-gouffre-par-angèle-paoli.html

Onze. Elles sont onze femmes à se partager les pages d’un même essai. Onze funambules dont la vie n’a cessé de frôler la mort. Onze figures tragiques des lettres féminines, comme le précise le sous-titre de l’œuvre. Marcheuses au bord du gouffre. Poètes artistes traductrices égéries ayant subi les horreurs de leur temps et l’ayant marqué, chacune avec son talent propre, par leur révolte et leurs écrits, elles ont retenu l’attention et ont aiguisé le talent de Nohad Salameh. Elles auraient pu être plus nombreuses à partager le même espace littéraire. Nohad Salameh, poète et essayiste, s’en explique dans « Le féminin singulier », l’avant-propos qui ouvre son livre : « Première approche, non exhaustive, de ce cortège de Sibylles enfin échappées des sombres grottes/ghettos où elles furent si longtemps reléguées, Marcheuses au bord du gouffre montre avant tout ce qu’il en coûte de vivre et de penser hors des sentiers battus. Chacune au long des millénaires dut payer la note rubis sur l’ongle — pas de rabais ni de non-lieu. »
En amont de toutes ces femmes qui retiennent ici notre lecture et en préambule de cet avant-propos, Virginia Woolf, dont Nohad Salameh retranscrit cette phrase extraite d’Une chambre à soi : « L’écrivain est atteint de toutes les formes du déséquilibre : une malédiction, un cri de douleur s’élèvent de ses livres. »
Ainsi le lecteur est-il d’emblée averti de la matière qui compose l’essai de Nohad Salameh (à qui l’on doit aussi Le Livre de Lilith).
Incarnations de toutes « les formes du déséquilibre », ces « calcinées » de l’Histoire contemporaine ont abordé dans la création une part de cet Idéal qu’elles ont cherché à atteindre, et qui, sans cesse, s’est dérobé à leur emprise. Les onze insoumises ont pour nom Emily Dickinson, Else-Lasker-Schüler, Renée Vivien, Nelly Sachs, Marina Tsvetaïeva, Edith Södergran, Milena Jesenskà, Annemarie Schwarzenbach, Unica Zürn, Ingeborg Bachmann, Sylvia Plath.
Le nom de chacune d’elles est abouté d’une expansion qui les qualifie : « l’emmurée » / « l’épouse tragique de la nuit » / « l’ange androgyne » / « la poupée écartelée ». Ou encore : « la cantilène de la mal-aimée » / « berceuse des morts » / « comme un oiseau pris dans les phares » / « celle qui voulut être Dieu ».
Porteur de tous les antagonismes, le couple amour | mort occupe dans ces syntagmes une place privilégiée : « l’agonie amoureuse avec Kafka » / « au coin le plus doux de la mort » / « l’amour, la démesure ».
Ainsi réunies sous la plume sans concession de Nohad Salameh, ces « rôdeuses à la lisière d’un royaume sans lumière » forment un long cortège de femmes malmenées par le destin qui a été le leur, qu’elles l’aient subi ou qu’elles l’aient en partie forgé elles-mêmes. Abus de drogues dures et d’alcool, maladies incurables, tortures, violences et viols, enfermement, folie, tentatives de suicide, et suicide…, tel fut leur sort. Mais elles ont d’abord eu en commun l’exil. Exil volontaire pour Emily Dickinson, morte-vivante, emmurée vive dans ses amours fantasmées, dans son silence et dans sa solitude, exils volontaires à travers drogues, fuites et voyages insatiables pour Renée Vivien et Annemarie Schwarzenbach, exil au sein de sa judaïté pour Else Lasker Schüler, la « "clocharde céleste" du Berlin des années 1900 » ; exil géographique — loin de l’Allemagne — qui sera pour Nelly Sachs le ferment de sa poésie. Une poésie dont l’écriture, « à la fois flamboyante et ascétique », sera « consacrée à la célébration des victimes du désastre ». Exil aux abords de « la délinquance » pour Milena Jesenskà. « Actes excentriques, vie désordonnée, errances nocturnes dans les parcs où se cueillent les fleurs du mal. » Exils pluriels pour Marina Tsvetaïeva qui écrit : « Toute maison m’est étrangère/Pour moi tous les temples sont vides. » Exil intérieur le plus souvent. Exil dans la démence, l’encre noire et l’écriture anagrammatique pour la poupée désarticulée et percée de clous, Unica Zürn, prisonnière de cercles labyrinthiques, « [m]oi menacé » par les exubérances et fantasmes désordonnés de son amant Hans Bellmer. Exil encore, celui de Sylvia Plath, tout de détresse et d’angoisse, qui nourrit les poèmes d’Ariel avant de conduire la poétesse vers le suicide. Exil marqué, pour Edith Södergran, par la perte, le deuil, la souffrance extrême liée à la maladie ; exil douloureux d’Ingeborg Bachmann l’Autrichienne, torturée par le traumatisme que son père, « nationaliste forcené », a durablement ouvert en elle. Un exil intérieur qui la conduira sur la route de Paul Celan, autre grand exilé avec lequel, d’une solitude l’autre, elle tissera un amour rempli de folie et de fureur, aimantation et rejet, jusqu’à la séparation finale et au suicide du grand poète roumain.
Autant d’exils qui présentent cependant, par-delà la noirceur dominante qui les caractérise, une force régénératrice. Laquelle a permis à chacune de ces femmes de rencontrer les plus grands poètes, personnalités, écrivains, créateurs de leur génération. De se frotter à eux, à leur sensibilité, à leurs idées et combats, à leur écriture. Chacun connaît et défend les écrits de l’autre. Ainsi s’établissent des liens puissants, même si douloureux et voués à l’échec dans la plupart des cas. Mais, à travers les relations qu’entretient Nohad Salameh avec ces femmes de lettres, ce sont des pans entiers de l’Histoire contemporaine qui reviennent sur les devants de la scène et que la poétesse nous invite à revisiter.
Amoureuses passionnées, ces femmes de lettres révoltées volent insatisfaites d’une liaison à l’autre, espérant continûment découvrir dans les hauteurs de l’Idéal une réponse à leur quête. Leurs poèmes, leur correspondance, leurs dessins rendent compte de cette recherche inassouvie de ce qui pourrait être l’amour. Les amours se forgent dans les correspondances, creuset inépuisable. C’est aussi là que ces amours se défont. Les revirements et les échecs, les ruptures, loin d’éradiquer les tensions, projettent certaines d’entre elles sur la voie du mysticisme. Ainsi de la créatrice de Styx, Else Lasker Schüler, que les déceptions amoureuses et les morts tragiques de certains de ses proches et amis (la mort, notamment, de Peter Hille, « fondateur d’un cénacle littéraire, homme de théâtre, poète, romancier »…) conduisent à amorcer « une ascension intérieure vers les cimes mystiques ». Grande provocatrice, grande séductrice, excessive et excentrique, Else Lasker Schüler « fascine par son regard qui perce les apparences et dégage en toutes choses l’invisible. » Surnommée par Peter Hille le « cygne noir d’Israël », la poétesse, toujours à la recherche de nouveaux langages, confie sa détresse et ses utopies dans les Ballades hébraïques (1913). Grande lectrice d’Else Lasker Schüler, Edith Södengran, fascinée par l’écriture de la juive allemande, aspire à s’élever au plus haut degré de la création poétique. « Une poésie métaphysique, rythmée par la mort mûrit en elle. » Sa poésie exaltée et prophétique, fécondée d’images hardies, déroute la critique et les éditeurs. Mais, avec l’édition posthume du recueil Le Pays qui n’existe pas (1925), Edith Södergran accède enfin « au rang de poétesse nationale » dont « l’œuvre dialogue avec d’autres voix », celles notamment « du poète français d’origine lituanienne Milosz, ou du Slovène Srecko Kosovel »… Pour Renée Vivien, égérie de « l’amazone » Natalie Clifford Barney, les tourments sapphiques et mystiques inaugurés dès l’adolescence aux côtés de Violet Shillito, s’accompagnent d’un curieux mêlement d’ascétisme, de jeûnes, de contrition, de somnifères et d’alcools. Un cocktail maléfique qui, à 32 ans, la conduit vers la mort à laquelle elle aspire. La poétesse au cœur innombrable laisse derrière elle de nombreux admirateurs et de ferventes admiratrices. Ainsi que des « recueils de Poèmes financés par la baronne Hélène de Zuylen », rassemblés dans les Œuvres complètes publiées en ce début du XXIe siècle.
Dans ce parcours au féminin qu’elle conduit avec brio, Nohad Salameh élève celles pour qui elle nourrit la plus haute estime, au-dessus de leur sort de « calcinées ». Cheminant au côté de chacune de ces femmes profondément meurtries par les maux et catastrophes du siècle — misère torture effondrement moral souffrances de tous ordres —, elle hisse celles qu’elle aime et admire au-dessus de tous les gouffres, de tous les goulags, mettant en lumière leurs voix prophétiques, les accents de leurs combats. Elle les porte par sa propre incandescence, généreuse et lumineuse, à travers les pages d’un essai nourri par une connaissance intime et approfondie des œuvres de chacune. Mais, au-delà, elle les présente telles qu’elles furent. Déchirées, dépravées, maudites, écartelées, malmenées. Voire méprisées, salies. De bout en bout, Nohad Salameh tient le lecteur en haleine sans que jamais fléchisse l’acuité de la lecture. Précise, concrète, ne craignant pas de nommer les choses par leur nom, Nohad Salameh ne cède jamais à la facilité ni aux tentations du larmoiement. Son écriture est puissante, sa ténacité à nommer et à creuser, d’une constance exemplaire. Par sa force de conviction et par son engagement, elle ranime les flammes auxquelles ces insoumises, révoltées au caractère farouche, anges foudroyés, se sont brûlées. Jusqu’à la mort. Une mort choisie et anticipée pour nombre d’entre elles.
Maudites sont les femmes qui tentent de se hisser au-dessus de leur condition. Maudites sont-elles de désirer s’échapper des griffes de leurs maîtres ou de vouloir défier les tyrans de leur époque. Maudites aussi sont-elles de rivaliser dans la création avec les hommes qu’elles aiment ; dont elles attendent une reconnaissance. Assoiffées sont-elles d’un Idéal qui ne cesse de se dérober au fur et à mesure qu’elles avancent, insoumises-insatisfaites, sur la voie de la création. Nohad Salameh passe outre. Pour mettre au jour leur talent. Par sa propre voix, claire précise audacieuse, et émouvante, elle les rend à la pleine lumière. Lumière cruelle dure incisive que toutes ont côtoyée en se brûlant les ailes.
Arthur Rimbaud avait prédit que le temps viendrait où la femme acquerrait sa plénitude « créatrice dans le verbe ». Nohad Salameh rappelle à notre mémoire cette prophétie qui dirige le projecteur sur les « traits de la Voyante » : « Quand sera brisé l’infini servage de la femme, quand elle vivra pour elle et par elle, l’homme — jusqu’ici abominable — lui ayant donné son renvoi, elle sera poétesse, elle aussi ! La femme trouvera l’inconnu ! Ses mondes d’idées diffèreront-ils des nôtres ? — Elle trouvera des choses étranges, insondables, repoussantes, délicieuses. » (Rimbaud in « Le féminin singulier »).
Une prophétie qui se vérifie sous la plume ailée de Nohad Salameh, qui offre ici un livre magnifique. Un hommage vibrant à toute une constellation de femmes hors du commun transfigurées dans leurs combats par la puissance de l’écriture et de l’art. Une lignée que Nohad Salameh fait sienne par la vibration empathique de sa parole. Aussi intense que singulière. De haute tenue.

Gwen Garnier-Duguy
La poésie au féminin pluriel
Une anthologie de la poésie féminine

https://www.causeur.fr/poesie-dickinson-nohad-salameh-plath-148548

C’est l’heure des coups de boutoir exercés tous azimuts par des fanatiques féministes. C’est l’heure de l’écriture inclusive, de la dénonciation de l’homme essentialisé en porc, l’heure où le président Macron proclame l’égalité homme-femme « grande cause du quinquennat », entre deux commémorations avec lâcher de ballons contre la guerre menée par des islamistes sur le territoire français.
Dans le même temps, Nohad Salameh, poétesse de son état, originaire du Liban, élève la hausse de combat en proposant onze portraits des lettres féminines, rassemblés sous le titre Marcheuses au bord du gouffre. Une vision du féminin à laquelle tout féministe ultra devrait s’abreuver.
Rimbaud prophète
C’est sous l’image du feu que Nohad Salameh réunit ces onze femmes incandescentes. Feu destructeur de la drogue ou de l’alcool. Feu inspirant du refus et de la révolte. Feu purificateur du sexe et de l’existence non-conformiste.
Elles se nomment Émily Dickinson, Else Lasker-Schüller, Renée Vivien, Nelly Sachs, Marina Tsvetaïeva, Édith Södergran, Milena Jesenskà, Annemarie Schwarzenbach, Unica Zürn, Ingeborg Bachmann et Sylvia Plath. Femmes de génie, elles connaissaient le véritable sens de l’insoumission.
Toutes étaient habitées par l’amour absolu et sentaient à l’intérieur d’elles-mêmes l’éminence de ce qu’avait annoncé Rimbaud : « Quand sera brisé l’infini servage de la femme, quand elle vivra pour elle et par elle, l’homme – jusqu’ici abominable – lui ayant donné son renvoi, elle sera poétesse, elle aussi ! La femme trouvera de l’inconnu ! Ses mondes d’idées différeront-ils des nôtres ? – Elle trouvera des choses étranges, insondables, repoussantes, délicieuses. »
Dans les tempêtes de l’histoire
Que faisons-nous, quand nous nous imprégnons de l’écriture inspirée de Nohad Salameh ? Nous éveillons notre dimension féminine, que nous soyons femme ou bien homme.
Car ces femmes, créatrices en terre de poème, femmes définies en premier lieu par la réalité de leur corps physique, n’avaient pas moins pour réalité psychique la co-existence du principe mâle et du principe femelle. Confrontées à la violence de l’histoire, à la matérialité des corps des hommes, que cherchaient-elles, sinon à se relier à la part féminine éternelle enfouie en leur existence ?
C’est de cela dont il est question dans le beau livre de Nohad Salameh : trouver la femme en soi, à quelque sexe qu’on appartienne.
En marche pour la poésie
Ces marcheuses là n’appartiennent à aucune République. Elles se donnent corps et âme à l’absolu du Poème. Éprises, frondeuses, incorruptibles à leur idéal, perfectionnistes à l’extrême car l’amour ne supporte par la tiédeur, autre nom de la bourgeoisie, éperdues, amoureuses, elles accouchent de chefs-d’œuvre, « refusant de se voir réduites au rôle de photocopieuse organique dans la maternité ».
Aussi Nohad Salameh les décrit-elle avec sa connaissance profonde de poétesse, elle qui publia récemment Le Livre de Lilith à L’Atelier du Grand Tétras, une célébration de la femme à travers ses multiples empreintes.
Pour Emily Dickinson : « tout se passe comme si elle cherchait l’échec en vue d’une transmutation poétique de la douleur ».
Pour Else Lasker-Schüller : « Elle ne trouva pas la route triomphale du Paradis perdu, mais un sentier abrupt parmi les ronces menant de l’autre côté des apparences ».
Pour Nelly Sachs : « à l’œuvre en sa poésie une volonté de survie et de transcendance. (…) La rédemption relève de l’homme (…) en cultivant la splendeur d’une langue à caractère universel ».
Pour Edith Södergran : « Les poètes renouvèlent à chaque instant les vocables dont ils font usage : ils réinventent le verbe qui lui-même les enfante ».
Pour Sylvia Plath : « Hirondelle au-dessus du volcan. (…) dans la mine à ciel ouvert du Poème. »
Du corps à l’esprit
Petit aperçu de la richesse de ces figures solaires. Certaines, de leur vivant, atteignirent à la notoriété, puis tombèrent dans l’oubli. D’autres inscrivirent leur nom au sommet de la reconnaissance littéraire, comme Nelly Sachs, Prix Nobel de Littérature 1966. D’autres crevèrent le plafond de verre de façon posthume, telle Sylvia Plath. D’autres encore demeurent absolument inconnues du grand public, comme Unica Zürn, ayant cependant laissé une trace d’or dans l’histoire de la littérature.
Elles ont toutes en commun, en revanche, ce caractère singulier qu’est leur aimantation, par-delà leur corps, par-delà leur sexe, par l’attraction du spirituel. Celui qui fera écrire à Marina Tsvetaïeva : « Je reconnais l’amour au sel de mes larmes / À ses trilles tout au long de mon cœur. »
Ces femmes surgissent, telle Eurydice dont Olivier Barbarant reçut dernièrement les somptueuses Confidences, de leur enfer, porteuses de la réalité du féminin sacré.
Laissons le dernier mot à Nohad Salameh, parlant de Nelly Sachs : « Sa poésie acquiert-elle un effet apaisant, un pouvoir de réconciliation voire de guérison. »
C’est cela, le féminin, en l’homme.

Fady Noun
Nohad Salameh : l’extase créatrice

http://www.lorientlitteraire.com/article_details.php?cid=16&nid=7099

C’est dans un coquet appartement tapissé de livres jusqu’au plafond, à quelques pas du parc Monceau, que nous rencontrons le couple Marc Alyn-Nohad Salameh. Quelques élégants objets, rapportés de Venise lors de leurs multiples séjours, contrastent avec cette ambiance intellectuelle. Marc, rappelle-t-on, est un spécialiste de la cité des Doges, à laquelle il a consacré deux magnifiques essais : Le Piéton de Venise (4e édition en livre de poche) et Venise démons et merveilles. Autour d’un café, Nohad Salameh nous parle de son essai littéraire, Marcheuses au bord du gouffre. Onze figures tragiques des lettres féminines, que vient de publier La Lettre volée. Cette œuvre-clé, qui illumine le parcours de notre interlocutrice, bénéficie déjà d’une presse élogieuse.
Comment définir ce travail de longue haleine, fruit d’une période intense de réflexion, de documentation, de questionnement ? À travers sa vision à la fois poétique et critique, l’auteur met en relief les multiples facettes identitaires, culturelles et humaines de l’être féminin, sur le modèle de son recueil de poèmes, Le Livre de Lilith (2016) déjà présenté dans les colonnes de L’Orient-Le Jour : « Mon travail, s’explique Nohad Salameh, jaillit d’une démarche intérieure, d’une brûlante plongée en moi-même. L’objectif de ma quête ne consiste pas à révéler des créatrices déjà largement consacrées, mais à raviver la lumière autour d’un ensemble de figures féminines liées entre elles par une œuvre substantielle et un cheminement tumultueux, fatal, aboutissant à un destin brisé. »
« Ces femmes de génie (l’Américaine Emily Dickinson, les Allemandes Else Lasker-Shüller, Nelly Sachs [Prix Nobel 1966], Unica Zürn, Ingeborg Bachman, la francophone Renée Vivien, la Russe Marina Tsvetaïeva, la Finlandaise Edith Södergran, la Roumaine Milena Jesenskà, la Suissesse Annemarie Schwarzenbach et l’Américaine Sylvia Plath) donnèrent le jour à des chefs-d’œuvre qui bouleversèrent le visage de la modernité. Leur dénominateur commun se situe au niveau de l’écriture – poésie et prose – toujours fulgurante, sans oublier que la quête de l’inaccessible constitue leur véritable recours », ajoute Nohad Salameh.
L’auteur de Marcheuses au bord du gouffre souligne « l’aspiration métaphysique du corps, brûlant de s’élever vers le spirituel en dépit d’une immersion suicidaire dans la drogue, l’alcool, le sexe, la volupté d’exister à l’envers des conventions ».
« La dimension alchimique, précise Nohad Salameh, est devenue fondamentale dans une époque de plus en plus matérialiste. » Selon elle, l’écriture « du dedans » porte une charge substantielle de spiritualité : « Sans doute, le brasier verbal que nous injectons dans l’encre s’investit-il d’un pouvoir magique de transmutation destiné à réaliser les œuvres majeures. »
Rapprochant l’une de ces « marcheuses », Sylvia Plath et son époux, le poète Ted Hugues, du couple de créateurs qu’elle forme elle-même avec Marc Alyn, Nohad Salameh rappelle que son entrée en poésie, indépendamment de la période de prime jeunesse, remonte aux années 80, quand son œuvre fut couronnée du Prix Louise Labé (1986), bien avant son mariage. « D’ailleurs, nos œuvres ne se confondent nullement, tant sur le plan thématique que stylistique », précise-t-elle. Et d’ajouter : « Cependant, partager la vie d’un écrivain d’envergure permet à la fois de devenir soi et l’autre, tout en maintenant l’équilibre de l’extase créatrice. »
Marcheuses au bord du gouffre n’est pas loin de s’inscrire dans une lignée d’œuvres tout à fait singulières, car Nohad Salameh, dans ce parcours au féminin qu’elle conduit avec maîtrise, parvient à hisser au-dessus du gouffre ces créatrices calcinées qu’elle tient en haute estime.

Marilyse Leroux
Nohad Salameh : « Marcheuses au bord du gouffre »

http://revue-texture.fr/d-un-livre-l-autre-2018.html#nohad

Le sous-titre de l’ouvrage - « Onze figures tragiques des lettres féminines » - est explicite : Nohad Salameh donne à entendre ici onze poètes d’un premier « cortège de sibylles, enfin échappées des sombres grottes/ghettos où elles furent si longtemps reléguées. » Onze figures incandescentes, transgressives, d’un féminin bien singulier, à qui rien ne fut épargné des tourments de leur époque et de leur condition : Emily Dickinson, Else-Lasker-Schüler, Renée Vivien, Nelly Sachs, Marina Tsvetaïeva, Edith Södergran, Milena Jesenskà, Annemarie Schwarzenbach, Unica Zürn, Ingeborg Bachmann, Sylvia Plath, toutes présentées dans l’ordre chronologique de leur naissance, de 1830 à 1932, soit la traversée d’un siècle, l’espace d’un continent.
Quelle force, quelle volonté il a fallu à ces femmes pour vivre envers et contre tout leur écriture, leur art jusqu’à leur dernier souffle, la poésie chevillée au corps quoi qu’il arrive ! Il y a du sacrificiel dans leurs parcours, de la passion au sens plein du mot, et c’est ce qui nous interroge le plus. Fallait-il que ces poètes vivent le pire de la douleur, de l’abnégation pour mener à bien leur œuvre ? Ou bien est-ce la société, l’Histoire qui les ont obligées à emprunter un chemin qu’elles auraient fait autre si elles en avaient eu la possibilité ? Ont-elles eu le choix de leurs révoltes, de leurs transgressions ? Quelles flammes ne leur a-t-on pas volées ? Quelle pureté, quels mots ? Ces pionnières de l’absolu, devenues malgré elles martyrs du siècle, ont cherché corps et âme à briser jusqu’au don de leur vie les carcans qui les enfermaient : carcans familiaux, psychiques, affectifs, sexuels, littéraires.
Les femmes, on le sait, ont toujours payé le prix fort dans la conquête de leur liberté. Il ne leur a jamais été donné par évidence de se créer un chemin personnel, indépendant, dans un monde essentiellement dominé par les hommes. Les pots cassés, ces onze météores les ont connus davantage que quiconque : traumatismes de l’enfance, abus, viols, abandons, deuils, maladies, dépressions, ruptures, exil, misère, solitude, addictions, provocations, internements, culpabilité, suicides, mort précoce (la plupart sont décédées avant 50 ans, moyenne de vie : 44 ans)... On reste pantois et admiratif devant le pouvoir de phénix de ces guerrières « transfigurées par leur blessures » : ne rien lâcher, forcer son destin, le pousser dans ses derniers retranchements, quitte à finir broyée. L’amour/la poésie comme un feu ravageur qui projette, fait avancer, un don total qui ne recule devant rien, vie et art mêlés pour le meilleur et pour le pire.
Nohad Salameh rapporte avec précision ce que fut la douloureuse trajectoire de chacune de ces « calcinées » du désir. On est emporté au cœur de leur problématique personnelle et collective, de leur création littéraire, premier plan et arrière-plan, de façon intime et vivante. L’auteur, qui a lu et approfondi les œuvres dans leur contexte historique et singulier, réussit à restituer la vérité de chacune dans ce qu’elle a de plus solaire et de plus tourmenté. Sa documentation, très riche et circonstanciée, ne pèse pas. Tout au contraire, elle redonne vie à ces oubliées, leur rend justice de façon sensible et forte sans pathos ni grandiloquence, ni surcharge universitaire.
Bien sûr, nous ne pouvons en lisant l’ouvrage éluder l’éternelle question : quid du plafond de verre, si insupportable aujourd’hui, quid du plafond de papier ? La voix des femmes est-elle suffisamment présente dans la sphère publique, médias, librairies, médiathèques, grandes collections, alors même que les poètes sont de plus en plus nombreuses dans les catalogues des éditeurs, les revues, les salons, les rencontres, les lectures ? Il semble que non, même si les choses évoluent favorablement. Pour les esprits, c’est plus difficile. Il n’est pas rare en effet que l’on invite les poètes femmes par défaut ou pseudo-parité. Chacune d’entre nous a tant d’exemples à citer, plus ou moins humiliants. Il reste encore beaucoup à faire pour promouvoir la parole des femmes, leur donner une véritable visibilité dans un contexte déjà peu réceptif à la poésie. Ces onze pionnières du XXe siècle donneront-elles raison à leurs consœurs du XXIe ?
Quoi qu’il en soit, Nohad Salameh, poète elle-même, nous invite à les lire, à les relire, à leur rendre la place qu’elles méritent dans l’histoire littéraire et par là-même à continuer avec elles le chemin. Toutes, reconnues ou non de leur vivant ou après leur mort (notons que Nelly Sachs a reçu le Prix Nobel en 1966), ont dialogué avec leur siècle et ont contribué à son futur. Emily Dickinson, amoureuse emmurée dans sa recherche d’absolu, Else-Lasker-Schüler, « clocharde céleste » noctambule excentrique des cabarets berlinois, Renée Vivien, obsédée par la volupté saphique et la mort, Nelly Sachs, porteuse de la Shoah et de son « intarissable blessure », Marina Tsvetaïeva, « la plus calcinée » de toutes qui traversa la révolution russe et l’enfer soviétique, Edith Södergran, ophélie des sanatorium noyée entre deux mondes, Milena Jesenskà, la délinquante morphinomane amoureuse de Kafka, déportée à Ravensbrück, reconnue en 1995 « Juste parmi les nations », Annemarie Schwarzenbach, l’ange envoûteur, la « voyageuse de tous les confins », Unica Zürn, la poupée désarticulée aventurière sadomasochiste d’expériences extrêmes, inventrice de formes, Ingeborg Bachmann, « illuminée d’épines » comme la nuit qu’elle chante sous toutes ses formes, Sylvia Plath enfin, féministe fervente, « la figure la plus extrême du refus ».
Avec ces onze « Marcheuses au bord du gouffre », Nohad Salameh nous propose un livre essentiel qui donne à connaître, à penser et à avancer. À l’inverse de Paul Celan cité page 190, nous aimerions toutes pouvoir dire : « Parlez / avec nous. »

Thierry Defize
Du déséquilibre des figures »

https://karoo.me/author/thierry632

Onze femmes entre 1830 et 1973 ; onze destins poignants pour ses auteures de référence. Regard sur Marcheuses au bord du gouffre, un recueil de biographies par Nohad Salameh, qui y dépeint avec poésie leur vie, le parcours derrière leurs œuvres.

« L’imperfection est la cime ».
Yves Bonnefoy

D’abord, il faut les citer. Ces figures, ces femmes, ces corps souffrants, ces esprits torturés. Chronologiquement, telles qu’elles apparaissent dans le livre, encloses chacune en un chapitre-destinée.
Emily Dickinson (1830-1886), Else Lasker-Schüller (1869-1945), Renée Vivien (1877-1909), Nelly Sachs (1891-1970), Marina Tsvetaïeva (1892-1941), Edith Södergran (1892-1923), Milena Jesenskà (1896-1944), Annemarie Schwarzenbach (1908-1942), Unica Zürn (1916-1970), Ingeborg Bachmann (1926-1973), Sylvia Plath (1932-1963).
« You got to burn to shine », écrivait le poète John Giorno, et il savait de quoi il parlait. L’écriture est-elle pour autant toujours une malédiction ? J’ai tendance à penser que les affirmations lestées de l’adverbe toujours sont presque toujours fausses.
La lecture — salubre et hautement conseillée — des Marcheuses au bord du gouffre (titre vertigineux !) nous en ferait douter. Et c’est tant mieux.
Sa densité-même, son allure de recueil de préfaces, pourrait nous détourner du livre très inspiré et extrêmement documenté de la poétesse et essayiste Nohad Salameh. Or il faut se plonger dans l’évocation brillante et empathique de ces onze grandes femmes de lettres, se laisser déborder par leurs vies déchirées, happer par leurs mots, par leurs actes de création et de destruction — plus d’une se donnera la mort. C’est à une traversée de la douleur sous toutes ses formes — elle peut parfois, indissociablement, être jouissance — que nous sommes ici invités. Ces effarantes héroïnes de l’art ne se frottent pas au monde ou à la vie mais s’y jettent à corps et âme perdus.
Marcheuses au bord du gouffre : onze portraits de femmes — le plus souvent poétesses — révoltées, en marge des conventions de leur temps, condamnées au calvaire. Drogues, alcool, dépression, érotisme effréné, maltraitance, inceste, viol, folie, maladie, abominations de l’Histoire — celles de l’Allemagne et de l’Autriche nazies, celles de l’URSS stalinienne. Nohad Salameh a placé son recueil sous l’égide visionnaire d’Arthur Rimbaud : « Quand sera brisé [son] infini servage, […], la femme sera poétesse. […] Elle trouvera de l’inconnu ! […] Elle trouvera des choses étranges, insondables, repoussantes, délicieuses. » On peut dire que le programme rimbaldien s’accomplit ici au-delà de toute espérance.
La perspective adoptée par Nohad Salameh est poético-biographique. De ces femmes singulières, elle décrit le parcours, de la naissance à la mort. Du cadre familial aux lieux où se joue et se perd leur vie. Le trait est précis et aiguisé. La beauté ciselée du style rend plus cruels encore les drames évoqués, assure l’indispensable continuité entre ces évocations inspirées.
Le livre s’ouvre sur l’une des plus célèbres figures du volume : la grande et mystérieuse Emily Dickinson, l’emmurée. « Je suis personne », lance-t-elle au monde, elle dont l’actualité poétique est toujours si vive, si inquiétante. On nous présente le père, intègre et sévère, la mère hémiplégique, la tante — mère de substitution. Nous découvrons Amherst (Massachusetts) et Homestead, la demeure dont les murs cacheront à presque tous l’existence d’Emily. Nous faisons connaissance avec la famille et les amies d’Emily — nombre d’entre elles trop tôt disparues — ; avec ces hommes — critique littéraire prestigieux, directeur de journal, juge, révérend — qu’elle nomme volontiers maîtres et qui enflamment en elle « l’amour de l’amour ». Et nous pénétrons — notamment au travers de sa correspondance — dans l’intimité paradoxale du génie : sensuelle et allègre, mystique et méditative. Beaucoup est dit de son rapport à la religion, à l’écriture, à la nature. En des phrases souvent superbes : « On la croise de moins en moins dans les rues, mais elle veille de loin sur chaque existence sans oublier une herbe, une abeille, un insecte ». Le chapitre, comme tous les autres chapitres du livre, est mise en contexte et heureux prétexte à laisser la poétesse se dire en ses vers1.
Les autres chapitres sont de la même encre, bouillante, passionnée et informée. La densité de l’ensemble en fait un ouvrage indispensable, un guide de l’insaisissable, qui nous mènera par bien des sentiers tortueux et incandescents, en d’incessants allers-retours, à la découverte de tant de terribles merveilles. (Sur mon bureau, déjà, Le blanc au point rouge d’Unica Zürn.)
Entre les chapitres, il y a certes la distance infinie séparant des vies inouïes, mais surtout de profondes correspondances. L’objectif de la quête dont ce livre est la trace est énoncé par Nohad Salameh : « raviver la lumière autour d’un ensemble de figures féminines liées entre elles par une œuvre substantielle et un cheminement tumultueux, fatal, aboutissant à un destin brisé. […] Leur dénominateur commun se situe au niveau de l’écriture – poésie et prose – toujours fulgurante, sans oublier que la quête de l’inaccessible constitue leur véritable recours ».
Concentrée sur ses sujets — éprise de ses objets d’étude —, Nohad Salameh ne cesse, par ailleurs, de mettre au jour les liens qui les unissent aux grands artistes de leur temps — ou d’autres temps. Dickinson nous renvoie à Dylan Thomas, à Manley Hopkins, à Poe, à Emerson, mais aussi à John Donne, à Thérèse d’Avila, à Marcel Proust et à Joë Bousquet. Parfois, la relation entre artistes devient le cœur même de l’évocation : voir les fascinants chapitres sur Sylvia Plath et Ted Hughes, Milena Jesenskà et Franz Kafka, Unica Zürn et Hans Bellmer.
On l’aura compris, Marcheuses au bord du gouffre fait partie de ces livres de plaisir et de référence qui nous ouvrent des mondes. Onze figures à lire et à (re)découvrir. Une multitude d’autres, gravitant autour d’elles.

Béatrice Bonhomme
Note de lecture

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Sous la forme d’un véritable panorama d’Histoire littéraire à travers des aires géographiques, linguistiques, historiques et culturelles différentes, sorte de puzzle ou de patchwork formé de figures féminines irremplaçables, Nohad Salameh présente, dans ce livre étonnant et intense, quelques marcheuses considérables, au bord de l’abîme. Onze femmes, onze génies, onze figures tragiques d’écrivaines qui répondent au constat de Virginia Woolf dans Une chambre à soi : « L’écrivain est atteint de toutes les formes du déséquilibre : une malédiction, un cri de douleur s’élèvent de ses livres ». Cette femme qui porte l’étincelle, celle qu’annonçait Rimbaud : « Quand sera brisé l’infini servage de la femme [...] elle sera poète elle aussi ! », c’est celle que tente de saisir Nohad Salameh, dans un essai aussi scientifique et documenté qu’inventif et inspiré qui se consacre avec brio à la destinée, lumineuse et terrible tout à la fois, de quelques extraordinaires créatrices. Nohad Salameh met en exergue le parcours douloureux de ces rôdeuses de l’Idéal, prises entre apocalypse et révélation et consacre à chacune de ces voyantes un chapitre.
Ainsi de Emily Dickinson (1830-1886), celle qui revendique de n’être « personne » dans l’un des 1775 poèmes qu’elle laissera en héritage. Un itinéraire biographique permet d’évoquer la jeune fille à la silhouette frêle et au visage d’albâtre qui entrera en poésie comme en religion, recluse en poésie, parfois surnommée le mythe, la nonne ou la dame en blanc, vivant ses nombreuses passions et sa Passion à l’écart dans un refuge posé au bord de l’absolu.
Else Lasker-Schüler (1869-1945), poétesse et dessinatrice juive allemande qui sera l’une des représentantes de l’avant-garde, nous est présentée comme le cygne noir d’Israël, étrangère en tout et partout, exilée dans son propre pays, considérée comme la « juive » ou la « folle ». Elle refuse, quant à elle, les limites imposées par le temps, l’espace, la géographie ou la dictature de l’identité. Vivant dans l’imaginaire et la fabulation, elle se veut autre et se rêve en plusieurs vies. Elle deviendra « la clocharde céleste » du Berlin des années 1900, s’affirmant comme la grande provocatrice de son temps, l’une des figures de proue de l’émancipation féminine. Sur les photographies elle apparaît maigre, charbonneuse et tragique, mais elle est aussi la silhouette extravagante de ces nuits de Berlin où tous ont l’impression qu’elle se déguise au lieu de s’habiller, couleurs rutilantes, bijoux sonores. Son regard de jais laisse échapper une aura de meurtrissure. L’ensemble de ses poèmes s’illumine de bleus à l’âme, associés au nuage, au piano et au cavalier des marais, s’acheminant de l’expressionnisme au mysticisme.
Renée Vivien née Pauline Mary Tarn le 11 juin 1877 à Londres et morte le 18 novembre 1909 à Paris, est d’emblée rejetée par une mère peu aimante. Elle connaît une intense amitié pour l’une de ses camarades Violet Shillito, puis elle partage sa vie avec Natalie Clifford Barney. Eva Palmer l’invitera à étudier et à publier l’oeuvre de Sapho. Hélène de Zuylen la soutiendra et collaborera à ses écrits. Le poète et critique Jean-Charles Brun l’aidera à trouver son écriture. Kérimé la Levantine occupera une place à part dans son coeur. Poétesse de l’extrême, de l’oxymore et de l’intense paradoxal, Vivien s’épanouit à l’orée des contrées crépusculaires, pareille à ces nonvoyants qui inventent la lumière à partir de leur expérience des ténèbres.
Voyageuse qui s’ouvre à la pensée magique propre aux orientaux, la légende s’empare de son image, « femme damnée », « Narcisse en cornette », « Sapho 1900 »… puis la vestale, s’éteint à 32 ans, minée par l’alcool, les somnifères, les diverses toxicomanies, dans le rêve d’une mort qui serait volupté.
Nelly Sachs, née le 10 décembre 1891 à Schöneberg et morte le 12 mai 1970 à Stockholm, est une poétesse juive allemande. Celle qui deviendra la poétesse sublime de la Shoah n’a pas été élevée dans la tradition talmudique. Elle se rapprochera, dès 1906, de la grande dame des lettres suédoise Selma Lagerlöf, l’auteur du Merveilleux voyage de Nils Holgersson. On situe dans les années 1908-1909 le début de la liaison de Nelly Sachs avec un mystérieux jeune homme, dont nous ne saurons rien hors sa disparition tragique. Cette ombre aimée habitera longtemps les poèmes de Nelly Sachs. Bientôt, à partir de la pensée de Martin Buber, elle aura la révélation d’une judéité stigmatisée, ulcérée, meurtrie par la catastrophe, avec laquelle elle fera corps. L’aptitude à porter en soi sa propre douleur confondue avec les larmes d’Israël demeure inhérente à son appartenance au judaïsme. En 1939, alors que l’étau nazi se resserre autour d’elle, l’intervention de Selma Lagerlöf lui permettra de se réfugier en Suède avec sa mère. Entre 1942 et 1945, Nelly inaugure une écriture flamboyante et ascétique consacrée à la célébration des victimes du désastre. Elaborée à partir de sa propre douleur et des larmes d’Israël, l’oeuvre suivra une pente ascendante à dater de la disparition de sa mère. La douleur intime devient celle du peuple juif. Elle aurait pu être la soeur jumelle de Paul Celan (1920-1970), tant leur fusion spirituelle fut totale. Nelly Sachs a reçu le prix Nobel en 1966.
Marina Tsvetaïeva, est née en 1892 à Moscou dans un milieu de haute bourgeoisie et dans une ambiance familiale troublée par les dissensions dues à un remariage de son père. La cohabitation est difficile entre les enfants des deux lits et la mère, atteinte de tuberculose, doit se faire soigner. Marina est confiée comme interne à un pensionnat français de Lausanne. La mort de sa mère en 1906 favorise son goût de l’indépendance, elle choisit de suivre les cours de la Sorbonne et, retenant l’attention, par son premier recueil Album du soir, de Maximilien Volochine, elle est accueillie, en Crimée, dans la demeure de Volochine, où elle rencontrera le milieu littéraire, artistes, intellectuels et poètes et où elle se mariera avec Sergueï Efron, élève officier à l’Académie militaire. Elle a le coeur innombrable et elle peut connaître plusieurs passions à la fois sans jamais s’estimer infidèle. Ainsi entretiendra-t-elle une liaison avec Ossip Mandelstam, des relations saphiques avec Sofia Parnok, elle s’éprendra de l’acteur Youri Zavadski et d’une jeune comédienne Sonia Holliday, puis de Constantin Rodzévitch, officier russe qui prendra également une place importante. De coups de coeur en coups de foudre, Marina poursuit ses dérives au fil du fleuve Amour. Elle dédie et offre ses poèmes à ses différentes amours. Dans le Poème de la fin, dépouillement de la langue, concentration de la réflexion, usage de mots et images lapidaires, elle ouvre une voie neuve à la modernité. A tous les âges de la vie elle est amoureuse, Boris Pasternak, Rilke, Tarkovski, … Mais l’autre toujours déçoit son attente et elle-même est une multiplicité. Elle entretient, entre autres brûlures, une relation épistolaire triangulaire et passionnante avec Pasternak et Rilke. De Prague à Paris en 1925, elle est condamnée finalement à l’errance et à la misère. C’est dans la chambre du 32 Boulevard Pasteur à Paris qu’elle composera quelques-uns de ses derniers poèmes. Plusieurs drames durant cette terrible période, son amant Nicolas Gronski, qui meurt brutalement dans un accident de métro en cherchant à la rejoindre, son mari Sergueï qui devient agent des services secrets soviétiques. Elle repart en Russie en 1939 et se retrouve quasiment dans la misère avec sa famille à Bolchevo. Sa soeur Assia a été déportée au Goulag, sa fille Alia sera internée pendant huit ans, déportée dans le Grand Nord, puis Sergueï, son mari, est arrêté, enfin ses voisins sont déportés. Paniquée, elle s’enfuit avec son fils Mour à Moscou. Elle trouvera à se loger à la Maison des écrivains de Golitsyno et elle se lance dans la traduction pour survivre difficilement. Plus ou moins chassée de la Maison des écrivains, elle aménagera avec son fils dans une chambre, hantée par la peur d’être arrêtée. Elle est enfin admise parmi les professionnels de la traduction ainsi son statut se légalise mais Mour son fils qu’elle adore est décrit comme un monstre d’égoïsme et de grossièreté et il complique encore sa vie semée d’embûches. Elle part avec lui en Tatarie où elle achève un périple difficile et se suicide à 49 ans. Son départ volontaire, dédaigneux l’apparente aux héroïnes tragiques. Après l’approche de ces cinq premiers chapitres, sur les pas éclairés de Nohad Salameh, je laisse le lecteur découvrir son écriture créative, qui dans cet essai magique, sur des écrivaines et des artistes chatoyantes aux destinées extraordinaires – prises entre amour et mort, entre énergie de vivre et processus sacrificiel et suicidaire – sait s’engager aux côtés de ses aînées et vibre avec elles de toutes les étincelles de leur Passion. Critique de sympathie et d’identification que celle de Nohad Salameh, qui sait pourtant toujours garder la distance et la lucidité nécessaires pour livrer au lecteur de vraies études et des documents rigoureux de recherche sur ces artistes. Le livre, écrit dans un style à la fois fluide et très exigeant sait préserver le mystère de ces créatrices, le secret de leur existence tourmentée et de leur aventure en création. L’ouvrage se poursuit par des chapitres sur des artistes dont Nohad Salameh sait synthétiser l’essentiel, en livrant l’éclair fulgurant qui est le coeur brûlant de leur création : Edith Södergran, « Au coin le plus doux de la mort », Milena Jesenska « L’agonie amoureuse avec Kafka » Annemarie Schwarzenbach « L’ange androgyne » Unica Zürn « La poupée écartelée », Ingeborg Bachmann « Comme un oiseau pris dans les phares », Sylvia Plath « Celle qui voulut être Dieu ». Pour chaque artiste, Nohad Salameh a su déployer un paysage, elle a réussi à s’approcher au plus près l’être au monde de chacune, cerner en quelques mots, la force et la violence, la folie géniale et singulière de leur oeuvre et nous faire partager la vibration de son engagement et de son écriture. La lecture de son livre constitue une merveilleuse plongée en création.