Collection « Lettres »

Laurence Skivée
104 pages, 15 x 21 cm
ISBN 978-2-87317-507-8
17 €, 2018
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Les mots sont venus naturellement à moi depuis que j’ai enchaîné la perte de mes proches. La mort m’inspire, comme si elle me donnait droit à la parole, et la parole, le verbe me libèrent. Façon de faire le deuil, qui est sans doute un prétexte pour enfin aborder la poésie, cette forme qui me touche, me parle depuis mon adolescence.
Les livres sont un refuge et j’invite le lecteur à parcourir L’air est différent comme un souffle vers l’enfance, où il y a de la vie, du temps présent, de la lenteur, beaucoup d’espace, de l’amour, puis tout s’éteint brusquement, et là c’est fatal, plus rien ne sera comme avant. Face à la mort, la vie reprend... différemment.

Laurence Skivée (Liège, 1973) artiste protéiforme, vit et travaille à Bruxelles. Après des études en photographie à Saint-Luc (Liège, 1991-1993) puis en pratiques artistiques à l’École de recherche graphique (Bruxelles, 1993), elle expose régulièrement son travail dans des expositions personnelles ou collectives depuis 1995, se produit à l’occasion de performances et produit des livres d’artiste. En 2013, elle publie son premier livre d’artiste, Je m’emballe, aux éditions de La Lettre volée et écrit L’air est différent, son premier texte, à l’été 2014.

Jean-Paul Gavard-Perret

Laurence Skivée : sublime, forcément

Laurence Skivée a réussi un livre sublime dont le récit – sans être faux, bien au contraire – est un poème où des peaux se touchent et cela suffit. L’amour y est indicible mais prégnant au nom de la mort qui ne l’a pas tué mais le fait changer d’aire.

 Dans le fragment, la brisure (forcément) tout devient exercice de délicatesse mais aussi de bouleversement. Les êtres ne se possèdent pas mais leurs haleines de réglisse se joignent afin qu’il reste entre elles un filet de salive et de mots.

Il existe là des isolements minuscules dans le matin, dans des siestes avant que deux âmes sincères aillent saluer les hirondelles. 

Laurence Skivée invente une ou plutôt son écriture libre, profonde, poétique. Elle traverse les forêts, l’atelier, la bibliothèque de jadis par des raccourcis, des fractures. Ne restent que quelques gestes tendres pour évoquer le manque et le petit vacarme intérieur qui tient au ventre jusqu’au sommeil.

La poétesse laisse ici quelques traces majeures, va dans leurs marques et leurs manques. Ils et elles ont une origine mais pas de fin. C’est simplement beau. De l’interrompu jaillit l’espoir du futur.

Il se pose dans le moment présent. A la limite de l’écriture et du dialogue. Entre le silence de l’une, les mots de l’autre. C’est un murmure dans lequel le double disparu singularise la parole échangée.

Laurence Skivée écoute le silence, le secoue avec les mots qu’elle met dedans. Ils sont de l’ordre de l’empreinte, de la sur-vivance. Regarder la neige, jadis contemplée à deux, reprend sens. Elle devient la matière de l’absence, un beau souvenir où le lointain reste proche.
 A jamais.

Laurence Skivée : riche Belgique

Laurence Skivée va à l’essentiel, cultive l’intensité mais dans un au-delà de la tension avec souvent un temps de narration tout sauf évident : le passé simple dont le « nous t’entourâmes » entoure l’âme. Souvent un tel temps « fait »son prétentieux ici, lorsqu’il remplace l’imparfait, il devient la syntaxe d’une précision au couteau. La mort est là, puissante, lancinante mais prend un drôle d’air (pas un air drôle) au moment où malgré tout la poétesse redécouvre ce qu’elle souligna dans un livre de la bibliothèque qui grandissait tous les jours : « Mon corps est un visage d’enfant ».

Elle le retrouve en devenant qui elle est. Car si le passé fut écrit, ce livre permet de lire l’avenir. Le lecteur trouve dans une telle écriture la loyauté de l’auteure avec son moi profond, telle qu’il fut et tel qu’il redevient par la maîtrise du langage. L’auteure s’efface derrière lui pour être plus présente en jouxtant la limite silencieuse où elle a été reconduite une fois « Lupina partie ». Désormais elle s’ose, parle. Sans le moindre mot de trop.

D’autant que pour le faire elle possède un solide passif : « Ensemble nous dormions sur des livres / Respirant Eugène / S’enivrant de Jack & John / Rêvant de Marguerite / Flanant ave Marcel Robert Gertrude et Witold ». Ne manque peut être que Flannery. Et Samuel pour l’économie de moyen. L’auteur se retrouve ici telle qu’elle est : chasseuse de poussière même dans son écriture. Le désordre ne l’intéresse pas. Elle élimine l’inutile. Là où la présence s’épuise, triomphe la présence de celle qui combat. Et la Belgique continue de proposer ces irréguliers de la langue dont l’écriture marque et laisse des traces fortes. Grâce à Laurence Skivée le souvenir prolonge la mort par la vie. En fixant la première pour sauter par dessus.

https://le-carnet-et-les-instants.net/2018/04/14/skivee-l-air-est-different/

Vér nique Bergen

Laurence Skivée, l’usage météorologique du langage

Artiste plasticienne, Laurence Skivée interroge la vie par le dessin, par la photographie, la sculpture, la vidéo au fil d’une attention à ce qui se dérobe, dans une ouverture aux interstices de l’existence. Nul étonnement à voir sa poétique des instants dérobés, sa descente plastique dans les mondes de l’enfance en venir à la forme poétique, gagner le territoire mouvant du verbe. Après le livre d’artiste Je m’emballe (La Lettre volée, 2013), L’air est différent sécrète une écriture-regard acquise au recueillement d’instantanés de l’existence. C’est la mort de proches qui l’a poussée à s’emparer de ce nouveau médium. D’emblée, le texte tisse un lien en intériorité entre expérience de la perte et éclosion du verbe. Comme la photographie, le mot est chargé d’une valence testimoniale, fait pièce à l’oubli, officie un travail de deuil. La forme est celle d’un mouvement en suspens, d’une nuée d’haïkus qui, privilégiant un principe d’économie, entend suggérer la présence au travers de l’absence. Captures de fragments sensitifs, émotifs d’une vie, désubjectivation des personnages pris dans une épure voisine de celle de Beckett, mise en voix d’une tragédie traitée sur le mode minimaliste du « less is more », L’air est différent tournoie autour de moments minuscules, des frôlements imperceptibles de corps qui dansent « sur Fontaine et Trenet ». « Bientôt l’un de nous mourut. N’étaient restées que les cendres » (…) « Nous éparpillâmes tes cendres à Ostende / et le monde partit sur tes traces. / Anonyme Amour ».

Davantage que des cailloux de Petit Poucet, les mots sont des allumettes que Laurence Skivée allume dans le noir, sans gaspiller leur feu central. Une phrase ne vient jamais sans son halo de silence. Aérien, volatile, le dispositif typographique fait songer à des mobiles de Calder, évoque une décantation visuelle proche d’Éric Rohmer. Pas de graisse stylistique, pas de phrases-lianes acrobates enchevêtrées, mais un régime aphoristique du dire qui construit les tableaux d’une vie, qui avance à coups de sensations émancipées de l’ancrage personnel, de la psychologie. Laurence Skivée crée un usage météorologique du langage.

Si l’agencement est aérien, rythmé par le vide, par l’importance du blanc, les mots sont cependant compacts comme des poings serrés. Une compacité corrélée à leur raréfaction. L’apparence de tranquillité dissimule le trou noir des disparitions. Comment traverser la vie quand l’autre n’est plus ? Le lieu fixe autour duquel tout gravite est l’atelier dont l’évocation est récurrente. Adresse aux êtres qui nous ont quittés, L’air est différent bâtit une demeure de mots-cellophanes pour les enfuis, comme une chorégraphie portée par l’esthétique de l’évanescence. Laurence Skivée s’avance vers les mots en respectant leur mystère, leur retrait, refusant de les emprisonner dans un discours de maître. Comme il faut permettre aux morts de regagner le grand large, elle laisse les vocables repartir, dans l’attente de leur retour vagabond.

http://www.librairie-ptyx.be/lair-est-different-de-laurence-skivee/

Un couple se forme, puis l’un des membres du couple meurt. Parmi cela, un atelier, des livres, Chloé, auxquels on revient toujours, moins comme des leitmotivs que comme des havres. Et ces je, ces ils, ces nous, ce on, qui mêlent leurs voix…
Nous sentîmes l’air différent.
La trame du récit esquissé par Laurence Skivée est fine. Elle tiendrait, comme l’on dit, sur « la tranche d’un papier à cigarettes ». Et de ce papier, le récit lui-même semble en posséder la légèreté. Mais une légèreté qui, tout en profitant à la souplesse de la lecture – la chose se lit sans que jamais le lecteur n’ait l’impression d’y achopper —, recèle des profondeurs dont la découverte charme d’autant plus qu’on ne les y attendait pas.
Dans le temps même où le lecteur s’attache aux personnages diffus de cette narration ad minima, des parcelles de celle-ci, sans pourtant jamais paraître « trancher » avec un fond dont elles menaceraient la continuité, viennent inscrire, comme discrètement, des traces d’autre chose. Des choses autres, de l’ordre de la poésie, de la référence, ou d’une préférence marquée aux mots mêmes plutôt qu’à la suite que ceux-ci peuvent construire. Le lecteur peut s’arrêter alors et profiter, en deuxième lecture, de la subtilité de la charpente qui supporte le récit.
Laurence Skivée est parvenue, exercice ô combien difficile, à marier la rigueur d’une exigence formelle à l’expression de l’intime. Et l’on découvre, qu’au lieu de s’exclure par définition l’une l’autre, non seulement elles peuvent utilement s’épauler, mais aussi, à quel point, avant de lire L’air est différent, elles manquaient l’une à l’autre.