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Collection « Essais »

Techniques imaginaires de Daniel Defoe à Georges Simenon
Pascal Durand
216 pages, 15 x 21 cm
ISBN 978-2-87317-579-5
23 €, 2021
Commande : https://www.exhibitionsinternational.be/documents/catalog/9782873175795.xml

Spécialiste incontesté de l’institution littéraire, voici avec ce livre-somme l’occasion de mieux comprendre comment les leçons de vie que nous procure la littérature mondiale sont avant tout des leçons de choses et de techniques. Quels rapports, en effet, entre une île déserte, un télégraphe, un spectre, une foule, une autopsie, une amazone nue, une machine à remonter le temps et des aiguilles d’horloge en guise de jambes ? Ces choses sont parmi les leçons que la littérature enseigne et de ces choses sur lesquelles la littérature donne de meilleures leçons que les encyclopédies. Il est question de Daniel Defoe, Alexandre Dumas et Jules Verne, Zola et Léon Bloy, Marcel Thiry et Robert Desnos et, pour finir, Georges Simenon. Leurs leçons portent sur l’habileté de l’espèce, les techniques de transmission, la sociologie des pratiques culturelles, l’expérience du temps vécu ou bien encore les déraillements que les machines, outils servant d’organes, introduisent dans le réel.

Pascal Durand est professeur ordinaire à la Faculté de Philosophie et Lettres de l’université de Liège. Spécialiste de Mallarmé et des rapports entre littérature et institutions sociales, il est l’auteur d’une quinzaine d’ouvrages parmi lesquels Mallarmé. Du sens des formes au sens des formalités (Seuil, 2008) et Médiamorphoses. Littérature, presse et médias, culture médiatique et communication (Presses universitaires de Liège, 2019).

Jacques Dubois ; 6 octobre 2021
Pascal Durand : Des auteurs technologues (La Leçon des choses, Textes imaginaires de Daniel Defoe à Georges Simenon)

https://diacritik.com/2021/10/06/pascal-durand-des-auteurs-technologues-la-lecon-des-choses-textes-imaginaires-de-daniel-defoe-a-georges-simenon/

Très tôt dans sa carrière, Pascal Durand a consacré le meilleur de son temps à l’œuvre et à la personnalité littéraire de Stéphane Mallarmé, rivalisant en cela avec l’autre grand mallarméen du siècle, à savoir Bertrand Marchal. Mais cette passion vouée à un seul poète ne l’a pas empêché de s’offrir pauses et temps de repos consistant à lire et commenter des auteurs moins prestigieux. « Repos » n’est pas le bon terme en l’occurrence, car les auteurs ainsi élus et rassemblés dans le présent volume ont en commun d’être via leurs héros des super-actifs pour la plupart, volontiers livrés à de complexes expériences techniciennes. À un près, ces écrivains appartiennent aux littératures de langue française. Mais cet « un près » a tout son sens ici puisqu’il s’agit de Daniel Defoe qui, depuis son île et son époque, ouvre ici le recueil de façon emblématique. C’est que Robinson figure une manière de grand-père de toutes les littératures « semi-populaires », encore qu’il ait été précédé dans cette voie par Don Quichotte.

Coupé de tout contact pendant des années, Crusoé ne va pas cesser de réinventer le monde civilisé sur son île et de reproduite les techniques dont il a besoin pour survivre et satisfaire, étant seul, à ses besoins avec une rare opiniâtreté. Inventant un monde, Defoe invente aussi un genre que l’on nommera « robinsonnade » et qui sera fréquemment l’objet de dérivations diverses. Comme le note encore Durand, Defoe inverse en fable l’économie politique bourgeoise.

Oublions Defoe et entrons plus avant dans des chapitres et chez des auteurs qui nous invitent à apprendre au gré de diverses lectures « la leçon des choses » puisque tel est le titre du présent recueil. On ne s’étonnera pas d’y rencontrer deux grands maîtres du roman-feuilleton à la française, et ce sont — oublions Eugène Sue — Dumas et Verne. Quelle envergure chez l’un comme chez l’autre ! Dantès s’évade de sa prison et, bénéficiant du trésor dont il hérite de l’abbé Faria, il va se venger de ceux qui l’ont fait enfermer. Mais ce sera surtout pour lui l’occasion de s’initier à de nouvelles technologies et avant tout aux formes diverses et successives du télégraphe. Avec Monte-Cristo, l’être humain est entré dans l’ère de la communication à grande vitesse. Or, la télégraphie comme le montre notre critique, pénètre jusqu’au texte du roman et oserait-on dire « l’informe ». Chez Verne, cette fois, de grandes découvertes techniciennes sont à l’œuvre. Mais la force, le courage, l’ingéniosité demeurent du côté d’un seul et même individu hors norme. C’est par exemple le cas de Michel Strogoff ; chargé d’une mission périlleuse par le czar de toutes les Russies, il traverse la Sibérie pour remettre une lettre au frère de ce dernier. S’ouvre ainsi le temps de ce qu’Umberto Eco a appelé « le surhomme de masse ». « La fabulation que Verne développe d’un roman à l’autre n’est pas vraisemblable ; pour lui, elle est vraie, souligne Durand. C’est l’impression qui ressort des romans publiés entre 1860 et 1880 ; en gros de Cinq semaines en ballon à Michel Strogoff. Après quoi, un ver semble être entré dans le fruit. » (p. 64)

La popularité des surhommes passera par le succès de la petite presse, une technique encore que celle-là et qui trace son chemin par le fait-divers comme par le roman policier. C’est au jeune Émile Zola qu’il est demandé de faire l’éloge du Petit Journal lancé par Moïse Millaud vers le milieu du XIXe siècle. Dans un article tout paternaliste de ton, Zola s’exclame : « Il me faut photographier toute une foule. » (p. 105). Et on l’a compris, c’est bien du peuple qu’il s’agit, ce peuple qui accède enfin à la lecture et à l’intention duquel Zola écrira plus tard ces « photomatons » narratifs que sont L’Assommoir, puis Germinal. Un peuple qui par après accédera à l’isoloir et aux élections.

Partant de quoi, chaque représentant d’une école qui émergera dans le présent recueil se verra illustré par une option esthétique et technicienne typique. Le cas le plus extrême sera celui d’une décadence désespérante revendiquée par un héros du nom de Marchenoir. Avec celui-ci, c’est le corps même de l’écrivain qui est donné à lire. Tout texte est ici costume d’Arlequin et palimpseste. Tout texte passe ici par la déchirure d’italiques abusives.

Pour suivre, on se retrouvera brusquement dans un parcours tout érotique avec Robert Desnos et son Corsaire Sanglot. Cette étape surréaliste nous vaudra une déambulation dans Paris, en compagnie de la strip-teaseuse Louise Lame. Or, celle-ci adapte sa marche en se défaisant d’une pièce de lingerie à chaque endroit qu’elle rencontre. Cependant le cœur de Desnos est ailleurs, tantôt avec la chanteuse Yvonne George, cette Liégeoise qui connut le succès dans les années 20 du côté de l’Olympia et tantôt avec une autre Liégeoise, la révolutionnaire Théroigne de Méricourt.

Clôturera la série l’inattendu Désiré Mamelin qui, de son allure sévèrement mesurée et digne d’un policier discret, nous fera compter méthodiquement ses pas dignes du petit-bourgeois quelque peu béat qu’il est. Et c’est encore d’une promenade qu’il s’agit en ce cas.

L’avant-dernier essai du volume nous fera accéder à la science-fiction avec Échec au temps de Marcel Thiry. Avec ce poète s’adonnant à la prose, nous avons basculé dans une autre modernité, celle d’un détraquement de toute logique dans lequel la machine a son rôle. C’est que l’Anglais Hervey et le Belge Axidan ont déclaré la guerre à la causalité. Au terme, il n’y aura guère que la mort, mais une mort toute fantasmatique.

Dans son « Épilogue », Pascal Durand rend un rapide hommage à Souvestre et Allain, duo créateur de la série Fantômas. Cette fois, on est vraiment passé à la littérature populaire avec ce qu’elle a d’un peu négligé, voire de bâclé. Mais on n’en dirait pas autant de la sélection opérée par le présent maître d’œuvre. C’est que, nous menant de Dumas et Verne, à Desnos et Thiry, Pascal Durand a toujours veillé à ce que les auteurs ici rassemblés, même s’ils ne se haussent pas au plus grand art, font preuve d’une créativité qui les fait aimer, apportant à chaque fois leur marque originale à quelque distance des plus grands.

Pascal Durand, La Leçon des choses, Textes imaginaires de Daniel Defoe à Georges Simenon, Bruxelles, éditions La Lettre volée, coll. Essais, septembre 2021, 216 p., 23 €