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Collection « Poiesis »

Philippe Blanchon
80 pages, 14 x 21 cm
ISBN 978-2-87317-599-3
15 €, 2022
Commande : https://www.exhibitionsinternational.be/documents/catalog/9782873175993.xml

Fortune n’est pas un simple recueil de poèmes, mais plutôt une « suite » ou un ensemble de « variations » au même titre que les deux précédents ouvrages de l’auteur. Ici, une narration fragmentée reprend une traversée ferroviaire d’un personnage, Étienne, surnommé « Leblanc », d’une côte à une autre, d’une mer à une autre. Ce qu’il perçoit ainsi que ce qu’il a laissé, ce qui le traverse dans les instants de torpeur ainsi que ce qu’il projette pour son arrivée influent musicalement sur la composition du livre aussi bien que sur ses rythmes. Par ailleurs, ce dernier opus prend ses distances avec les précédents qui s’inscrivaient tous dans la composition et le prolongement des Motets de l’auteur – ne serait-ce que par la récurrence des personnages. Un lien demeure toutefois avec son dernier, Variations de Jan, en ce que la Guerre de Troie en constitue l’arrière-plan lancinant. L’histoire fait retour sans cesse, percutant l’intime et provoquant les heurts métriques, ses syncopes, autant que l’allongement du vers parfois quand il s’agit de faire retour, ou tenter une synthèse de cette multiplicité d’approches. Les échos sont multiples : Conrad et Joyce, Maïakovski et Khlebnikov, Henry James et Homère. Mais surtout, les temps présents – avec leurs révoltes, leurs exils et leurs luttes – agitent un corps entre précipitation (panique) et méditation (pensée). Sans trame narrative, sans les sens sollicités sans cesse et sans l’invention en chemin, ce qui s’approche ici de l’élégie ne semblerait pouvoir trouver de voix chez cet auteur.

Philippe Blanchon (1967), écrivain, poète et traducteur, est l’auteur d’un cycle, Motets (La Nerthe, 2015), commencé avec La Nuit jetée (Comp’Act, 2005), qui l’occupa plus de deux décennies et ses deux précédents livres de poésie sont Suites peintes de Martin (La Lettre volée, 2016) et Variation de Jan (La Barque, 2018). Il est aussi l’auteur d’essais et de biographies concernant James Joyce, Louis Althusser ou Gertrude Stein parus respectivement chez Golias, La Nerthe et Gallimard. Critique, il a collaboré à diverses revues depuis 2000, écrivant plus d’une centaine d’articles ou d’études – sur la poésie, la littérature, la philosophie et le cinéma. Enfin, il a traduit de nombreux auteurs anglo-saxons, dont James Joyce, William Faulkner, Karl Rakosi, Conrad Aiken, Malcolm Lowry, etc. pour différents éditeurs.

https://www.sitaudis.fr/Parutions/philippe-blanchon-fortune-1676323518.php

Philippe Blanchon, Fortune par Véronique Vassiliou

Un je à l’est et l’autre à l’ouest

Fortune nous est donnée que de lire Philippe Blanchon, de le lire non en fin traducteur, mais de le lire en auteur, en auteur délicat. Philippe Blanchon nous livre un chant neuf en neuf temps. Des temps comptines et comptés : avec un prélude, un départ, des quais et côtes, côtes et terres, terres et guerres, guerres et quais, puis une issue, une fortune contre-chant et un final.
Comptine pour l’enchaînement et canto general. Chant au phrasé ample et mesuré, peuplé d’alexandrins brillants. Des alexandrins qu’on pourrait qualifier de « naturels » tant ils viennent à propos. Et le propos, précisément, serait un road poem mâtiné d’autobiographie diffuse. Pas de grand je mis à nu, ah ça non, plutôt le cours d’un fugitif furtif
Ou une relation, car Philippe Blanchon relate. Il narre, d’un ailleurs inconnu :

Le capitaine, mer basse, de sa retraite
Rapporte la traversée mosaïque de Leblanc

Un ailleurs qui pourrait être intérieur. L’écriture de Philippe Blanchon naît d’un élan qui vient d’une pensée, d’une pensée en organe vibrant, nourrie par ce qu’il sait, lit, traduit, imagine : « Observer et penser. Observer sa pensée ». Et son livre se situerait alors hors temps, ni moderne ni ancien, résolument contemporain et enraciné dans l’histoire de la poésie. De la poésie monde. C’est que, dans les ciselures de cette écriture, dans son élégance humble, c’est l’absolu qui est visé.

Hors temps, l’anachronisme y est de mise : « seigneur » « serf » « onguent » surgissent, désuets étonnants. Hors lieu,

« il l’appelait matin alors qu’elle s’en allait
[…] Paupières closes. Etoile du nord.

Le chant de l’étoile du Nord, serait-ce celui de Iboshi Hokuto, poète aïnou ? Et Philippe Blanchon, pratiquerait-il un dérivé de ch ?ka, poésie (ka) longue (ch ?) ?
Mais pas hors-jeu. Classique, pourrait-on dire. Je réponds : audacieux. Il est audacieux de se détacher du monde et de ses codes. De se déclarer orphelin volontaire, Ce qui surgit n’a que faire. Que faire de père et mère. Et d’aimer le labeur d’écrire : couverte la feuille elle disparaît : il se sourit. Et d’user du vers, en faisant valser les hémistiches : D’abord. Un. Pause. Point. Prudence. Attention.
Attention donc est requise. Corps (céleste) remuant des constellations (cellulaires), Fortune appartient à ces minorités dont on n’entend que trop peu parler, migrants mineurs majeurs : Rejetés - devenir, non organes, mais relations,

Récits de deux trois temps, hors siècle magicien
Et stérile ; de leurs noms, de nul nom ; d’une mer
A une autre ; […]

Ne laissez pas passer ce(tte) Fortune, publié(e) à La lettre volée, au printemps dernier, ce livre infini, épopée, où le commencement est fin, où fin est commencement.